Assis sur un tapis afghan, Laurent peut tout regarder.
Il n’a aucune limite.
Il n’existe pas un truc à la télé qu’il n’ait pas vu. Même des trucs intellos. Heureusement, les trucs intellos à la télé, ça ne court pas les rues. Laurent adore les émissions de voyage. Il adore quand un type se rend dans des lieux pas possibles en faisant semblant d’être en danger. Il jubile. Il adore les programmes historiques. La deuxième guerre mondiale. Les bombardements. Il adore la mort de Kennedy. Le Viêt-Nam. L’utilisation du napalm dans les rizières.
Laurent peut tout regarder.
Quand il regarde la télé, Laurent n’a jamais le goût de se lever de son canapé. Il faudrait mettre une bonne branlée à son chien, un bâtard, qui lèche la vaisselle sale empilée dans l’évier, mais il ne se bouge pas, il regarde la télé. Il peut rester deux jours dans son canapé, sommeillant et pissant dans une canette vide, obligeant le chien à se retenir.
Laurent aime l’Histoire.
Laurent épingle sur le mur de sa salle à manger des coupures de presse dont il surligne les informations essentielles. Laurent répartit sur le sol des feuilles où il dessine des organigrammes.
Le chien hurle. Couine. Souffre. Et la voisine, agacée par les jappements, se dévoue pour sortir le chien, parce que lui, Laurent, il a des émissions de télé à voir et à revoir et des dizaines de magazines à éplucher.
Laurent aime la Géographie.
Il achète des répertoires à carreaux dans lesquels il note les destinations où il aimerait se rendre. Pleines de danger. Pour vérifier ce qu’il pressent, il téléphone aux ambassades pour qu’elles dépêchent leurs agents dans les endroits à problèmes.
Il peut tout regarder ? Mensonge.
Une fois par an en moyenne, tout lui prend la tête, et il détruit, il met ses cahiers à la poubelle, déchire ses organigrammes.
Revenu à la raison, il regrette.
Pleure toute la journée.
Retourne dans les supermarchés acheter des cahiers. Et des feuilles.
Retourne acheter une nouvelle télé.
Reprend les règles établies pour les rendre plus efficaces.
Laurent se coupe des autres.
Au lieu de regarder la télévision, il pourrait zyeuter chez les voisins. Regarder ses voisines étendre leurs culottes. Montrer leur magnifique bronzage dès qu’elles le peuvent. Il pourrait se montrer pervers. Les femmes de tout âge l’appelleraient gros dégueulasse, mais au moins, il aurait un lien avec le monde.
Il pourrait inviter la voisine du dessus à manger. Il pourrait l’inviter au restaurant. Il pourrait, quand elle vient chercher son chien, lui demander où elle habite dans l’immeuble et quel est son nom.
Mais non ! Il préfère regarder la télévision. Il la regarde tellement que parfois il ne fait pas attention à qui il parle. C’est-à-dire que si quelqu’un sonne chez lui, il est capable de lui parler sans que jamais ses yeux ne décrochent de l’écran.
C’était il y a deux ans. Il y a deux ans des gens sonnaient à sa porte. Époque finie. Tout se passe entre lui et la télé.
La voisine ne vient plus.
Il ne travaille plus.
Il ne mange plus.
Il vit avec un chien empaillé.