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15 mai 2012 2 15 /05 /mai /2012 15:17

Déambulant entre les incinérateurs, vacillant, sous le regard ébahi et effaré des ouvrières, pénètre dans l’atelier par la porte principale, la porte des camions comme l’appelle les ouvrières, Joseph. Avenue du Maréchal Foch.

Déboussolé. Nonchalant. Sans volonté.

Un bonnet rouge sur la tête.

Sans écharpe autour du cou, alors que le vent du nord souffle comme jamais depuis une semaine. Lui qui a pour habitude de porter souvent une écharpe – même en été – se retrouve sans, tellement la nouvelle de son licenciement l’a déconsidéré.

Un soir d’hiver. En plein hiver.

Le contremaître lui a dit à partir de demain, on veut plus te voir.

– Tu vas recevoir une lettre…

Il n’a pas compris. C’est une fois chez lui qu’il a réalisé qu’il n’avait plus rien. Une fois la lettre entre ses mains. Dans la misère. À Kinshasa il était quelqu’un, l’équivalent de Franco, du docteur Nico, du grand Kalle. Pourtant, comme ici, il était un étranger, un chef d’orchestre de Bamako. À Kinshasa, avec sa guitare, il était quelqu’un. Des gens venaient de toute l’Afrique danser avec lui. Un gars qui jouait avec Sam Mangwana. Avec Wendo Kolosoy. Jeannot Bombenga. Le Trio Madjesi. À Kinshasa, en compagnie de Joseph, se déhancher signifiait quelque chose.

Depuis qu’il était en Europe, on lui crachait dessus. Personne ne l’avait averti que le voyage à Bruxelles était une erreur.

Depuis qu’il est en Europe, il n’est plus un musicien.

Le contremaître affolé, averti par le délégué syndical – le sans papier est là – vient à sa rencontre. Je vais tout prendre alors que je n’ai rien fait. Sous le regard méprisant des ouvrières, minuscule homme potelet, le contremaitre affolé se retrouve impuissant pour l’arrêter. Ses appels à l’aide sont couverts par le bruit des machines.

Après tout, cherchant à être promu, le contremaître affolé a voulu ce type d’ennui.

– Que veux-tu, Joseph ?

Voir le patron. Lui comprendra. Il sait que depuis qu’il est en France, il est un bon ouvrier.

Le contremaitre rigole. Le patron a disparu. Envolé. Joseph devrait savoir que le directeur sévit ailleurs.

Joseph perd la notion de l’espace, il ne sait plus où se diriger. Les éléments se déchainent contre lui. Dernier sursaut d’énergie. Joseph attrape le cou du contremaitre pour l’étrangler.

Après l’avoir sérieusement amoché et, dans un geste mécanique, sa main serrant sa gorge, plaqué contre le mur le contremaître affolé, Joseph défaille. Ses jambes flanchent d’un coup, comme s’il avait reçu une décharge de Taser. Deux ouvrières, mères de famille d’une quarantaine d’années, bras de chemise relevés, le soutiennent jusqu’au bureau du contremaître.

Le contremaitre souffre d’ecchymoses mais les mères de familles s’en foutent. Faut que le directeur vienne ; appelle le directeur. Le contremaitre ricane. Jamais le directeur ne se déplacera.

– Alors, dis-leur d’envoyer quelqu’un.

En attendant l’arrivée du directeur, ou d’un membre de la direction, le délégué syndical, poussé par les ouvrières furieuses, tente de discuter avec Joseph.

Joseph est en état de choc. Il ne cesse de demander si l’usine est sa maison.

Le délégué syndical téléphone à sa famille, à sa sœur qui immédiatement prévient qu’elle ne pourra pas s’occuper de son frère. Son refus déclenche une violente dispute avec le contremaître et la secrétaire, permettant à Joseph, oublié des autres, de quitter le bureau en catimini pour disparaître de la circulation. Il court se cacher dans une maison abandonnée qu’il a repérée.

On constate sa disparition.

On hésite à le chercher.

Le boulot attend.

On ne fait rien. Mieux vaut pour tout le monde que Joseph soit parti de lui-même.

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